Interpréter La Femme sans ombre

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Interpréter La Femme sans ombre

Entretien avec Elisabeth Teige & Franck Beermann

L’opéra de Strauss est une partition extrêmement exigeante pour les interprètes, mais elle leur offre également des splendeurs enthousiasmantes. C’est ce qui ressort des propos d’Elisabeth Teige, qui incarnera le rôle-titre, et de Frank Beermann, qui sera dans la fosse à la tête de l’Orchestre national du Capitole.

Elisabeth Teige est l’une des sopranos dramatiques les plus douées de sa génération, et l’une des interprètes actuelles les plus prisées de Wagner. L’artiste norvégienne, qui a fait en 2022 des débuts triomphaux à Bayreuth dans Le Vaisseau fantôme et s’est vue réinvitée l’été prochain pour Elisabeth dans Tannhäuser, s’ouvre désormais au répertoire straussien. C’est au Capitole qu’elle fera ses débuts en Impératrice.

Quant au chef allemand Frank Beermann, on ne présente plus celui qui a tissé ces dernières années des liens privilégiés avec le Capitole autour de productions inoubliables, dont Parsifal, Elektra, Rusalka ou Tristan et Isolde. C’est tout naturellement dans La Femme sans ombre qu’il nous fallait retrouver cette direction enveloppante, profondément humaine, sans cesse renouvelée dans ses couleurs, qui caractérise l’art de ce chef exceptionnel.

Nous aurons la chance à Toulouse d’assister à votre toute première Femme sans ombre. Quelles sont les difficultés du rôle de l’Impératrice, et ses beautés particulières ?

Elisabeth Teige : Avant tout, je dois dire que je suis extrêmement impatiente de débuter au Capitole, et heureuse que ce soit dans cette prise de rôle. C’est un rôle très exigeant. Et pour commencer, il est difficile à apprendre ! La musique de Strauss réclame un effort et une concentration considérables. Mais c’est peut-être aussi la magie de cet opéra : vous y pénétrez avec tout ce que vous avez, tout ce que vous êtes : le corps, l’esprit, la sensibilité. En étudiant la partition, j’apprends à devenir meilleure musicienne. Le rôle ne me donne pas seulement l’occasion d’exploiter toute l’étendue de mon registre ; il me sollicite toute entière, des pieds à la tête ! Il me rend meilleure.

Comment caractériseriez-vous cette femme étrange, suspendue quelque part entre l’animal, la fée et l’humain ? Quelles émotions traverse-t-elle ?

E. T. : Je pense que le personnage est composé de plusieurs strates, que l’on apprend à découvrir au fur et à mesure de l’étude du rôle. J’ai chanté ma première Senta, dans Le Vaisseau fantôme de Wagner, il y a huit ans, et j’ai participé depuis à dix productions différentes : pourtant je continue à découvrir de nouvelles dimensions à ce personnage. Alors imaginez avec l’Impératrice, qui est selon moi d’une étoffe bien plus riche ! Je souhaite pouvoir développer une large palette expressive, avec tous mes pinceaux. En tout cas, au stade où j’en suis de mon travail sur ce rôle aujourd’hui, je dirais que les sentiments fondamentaux de cette femme sont le désir, l’espérance, l’insécurité et l’amour.

La Femme sans ombre, mise en scène de Nicolas Joel, Théâtre du Capitole, 2006. © Patrice Nin

Vous êtes une interprète wagnérienne de légende : comment abordez-vous le répertoire straussien aujourd’hui ?

E. T. : Certes, je chante principalement du Wagner, mais je saisis toutes les opportunités d’aborder d’autres compositeurs. Il est important de varier les activités, cela vaut pour tous les métiers. L’Impératrice sera mon deuxième rôle straussien. J’ai eu la chance de chanter l’année dernière ma première Chrysothémis dans Elektra, et je suis tombée amoureuse de cette musique. Je crois que c’était bien de commencer avec Chrysothémis, car l’Impératrice est beaucoup plus difficile. C’est un rôle imposant, d’écriture complexe. Mais une fois que vous connaissez la partition sur le bout des doigts, vous vous rendez compte que c’est la plus belle chose qui soit !

La Femme sans ombre est un opéra réputé difficile. Pourtant, Hofmannsthal la désignait comme un simple conte de fées, capable de toucher tout un chacun. Qu’en pensez-vous ?

Frank Beermann : Le propos central de cet opéra est immémorial et aisé à comprendre : l’acceptation de notre humanité conduit au salut et au bonheur. Les voies pour y accéder et les réflexions qui en découlent sont quant à elles si complexes et si universelles que chacun peut aborder ce chef-d’œuvre par des chemins tout à fait personnels. Il n’y a pas de réponse vraie ou fausse, seulement un grand voyage de découverte. En ce sens, ce n’est pas si difficile !

Dans une lettre à Hofmannsthal, Strauss se félicitait, en composant La Femme sans ombre, de s’être totalement affranchi de la « cuirasse wagnérienne ». Que voulait-il dire ?

F.B. : Il y a sans doute un peu de pose dans cette déclaration, ou alors il voulait rassurer Hofmannsthal ! La voie de l’affranchissement de Wagner, il l’avait ouverte dès Salomé quinze ans plus tôt. Son retour à la tonalité, en particulier, montre qu’il s’était trouvé en tant que compositeur d’opéra et qu’il était devenu tout à fait lui-même, sans recours à la recherche de voies théoriques pour s’émanciper. Il a trouvé son propre langage, sans avoir besoin de se référer à Wagner ou de s’en démarquer.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune chef d’orchestre qui aurait à diriger La Femme sans ombre pour la première fois ?

F.B. : Je n’aime pas tellement donner de conseils. De toute façon, c’est inutile : nos expériences ne valent la plupart du temps que pour nous-mêmes, pas forcément pour les autres. D’après mon expérience, la musique de Strauss nécessite justement de mettre son ego artistique en retrait, afin de donner la possibilité à tous les interprètes de surmonter eux-mêmes la complexité et les défis de cette partition. J’ai un immense respect pour l’incroyable performance de tous ceux qui interprètent La Femme sans ombre. Savoir-faire, savoir-faire, savoir-faire : c’est de cela qu’on a besoin. Il existe des films montrant Strauss en train de diriger : lorsque vous le voyez faire, vous comprenez tout de suite ce que je veux dire. Alors, si j’avais un conseil à donner : ne vous prenez pas trop au sérieux et travaillez de votre mieux !

Propos recueillis par Dorian Astor


DU 25 JANVIER AU 4 FÉVRIER 2024

Théâtre du capitole

La Femme sans ombre

Richard Strauss (1864-1949)

Strauss et Hofmannsthal signent un conte fascinant au sens inépuisable, d’une opulence poétique et orchestrale inouïe. Pour cette œuvre surhumaine sont réunis des interprètes d’exception sous la baguette du grand Beermann, dans la production légendaire de Nicolas Joel, sublimée par les décors de Frigerio et les costumes de Squarciapino, d’une beauté à couper le souffle.